


La dernière séance
Il m’arrive de regarder les patientes en me rappelant comment elles étaient lorsqu’elles ont franchis pour la première fois la porte de mon local. Il fut un temps où elles se laissaient maltraiter, ne voyant même pas ce qu’elles subissaient. Elles-mêmes, dans la culpabilité d’une vie insatisfaisante, passaient à l’acte et se maltraitaient, ou se laissaient maltraiter. Certaines tentatives de suicide ont laissé des tatouages à tout jamais. Je me souviens de ces épaules tombantes sous le poids d’une vie trop lourde de non-sens et de tous ces yeux qui à peine sentant un souffle d’empathie se poser sur eux se mettaient à libérer leurs eaux. Toutes ces femmes ont souffert de ne pas recevoir, ou de mal recevoir, ou de prendre (des coups, des mots durs ?). Certaines ont tout donné, ont été la mère de leur mari, la mère de leurs enfant, la mère de leur mère… en s’oubliant. « Heureusement » pour elles, elles ont enfin bien voulu sentir quelques flots dépressifs et cette alarme a enfin posé la question du sens de la vie.
Parfois, certaines de ces femmes se sont aigries, leurs âmes se sont acérées, elles ont elles-mêmes traité mal leurs amours. Leur vie s’est teintée de gris et l’autre, tous les autres, sont devenus des étrangers douteux. De plaintes, en remords, de plaintes en colères, elles ont, un jour enfin, offert à leur vie une souplesse en franchissant le seuil de l’espace thérapeutique.
Les femmes sont touchantes car aujourd’hui indépendantes, elles travaillent encore à s’approprier ce « nouveau » statut. Car l’indépendance n’est pas acquise grâce à des revenus qu’elles gagnent. Non, cela ne fait pas tout. Dans leur exigence, elles cherchent plus loin encore : une indépendance d’être. Et là, rien n'est acquis. Tout est à faire, en tout cas, pour une grande partie d’entres elles.
Aujourd’hui, après quatre années de travail thérapeutique, l’une de ces femmes a franchi pour la dernière fois le seuil de cet espace symbolique. Alors que nous parlions durant cette dernière séance, je la regardais, belle, épanouie, ouverte à la vie, rayonnante, généreuse, heureuse. Je l’écoute me décrire le plaisir qu’elle a à jouer du piano, à se promener en pleine nature avec ses chiens, son travail et son bonheur d’être indépendante, je la trouve belle.
Je fais également « rewind » sur son parcours et sur mon sentiment de travail durant tout ce parcours. L’accueil tout d’abord, un accueil qui fait chavirer les cœurs en mal d’amour, la compréhension, l’écoute, la bienveillance. Je me rappelle comment j’ai pensé à cette patiente en dehors des séances, lorsque des pistes de travail se suggéraient à ma pensée. Je me souviens sortir mes antennes pour détecter ses défenses, ses parts d’ombre, cette part de travail qu’elle m’a permis d’explorer avec elle timidement au début, comme une combattante parfois, et en en riant ensuite souvent.
Je me demande souvent ce qu’est réellement que ce sentiment d’empathie. Où cela nous touche t-il ? Ou pas ? Il me semble que l’empathie est de l’amitié à distance. Amitié qui s’éclaire au fur et à mesure du parcours thérapeutique d’une personne, qui, sa vie prenant sens, s’humanise. Et c’est peut-être lors de son dernier au revoir, quand cette belle personne s’en va et nous tourne le dos que je peux enfin m’autoriser à cette amitié défendue.
Mylène Berger