LA RELATION "D'ETRE A ETRE" DANS LA DEMENCE
Lorsque je travail avec une personne atteinte de démence (Alzheimer ou autre) à un stade avancé (soit à un stade où les altérations cognitives et sémantiques ne permettent pas un mode de communication classique), je me place devant la personne. Je la regarde et attends son regard. A partir de là tout est possible. C'est à dire que je ne sais pas d'avance ce que je vais faire ce qu'il va en être. C'est dans cet échange que vont se définir mes premiers gestes. Peut-être un contacte, peut-être une parole, peut-être rien afin que la personne prenne possession de mon regard. Je n'ai pas de protocole.
Je suis intervenue dès les premières fois auprès de ce public sans protocole, sans à priori, sans « mode d'emplois ». Je suis intervenue avec l'entièreté de mon être, comme un comédien peut-être jeté sur scène pour une improvisation. Le personnel soignant qui me voit « agir » ou je dirais plutôt « non agir », est surpris de cette prise de contacte singulière. Ce n'est pas anodin la comparaison au comédien car c'est peut-être mon être « artiste » et plus spécifiquement mon être comédienne qui est engagé dans cette rencontre. Dans le jeu, le comédien n'imite pas l'arbre, il est arbre le temps du jeu, il sent la sève monter en lui, il sent les noeurosités de l'arbre dans ses muscles, ses bras ne sont plus que des branches prêtes à s'agiter au vent...Ainsi comme je peux être arbre dans un jeu théâtral je peux « être » la personne en mon propre corps, sentir là où se situent les tentions corporelles, là où peut accrocher sa voix, marcher avec la même énergie...Donc percevoir ses sensations physiques.
Dans cet état d'improvisation, je suis ouverte à l'inconnu. L'autre est un partenaire, je suis à son écoute et je rentre dans le monde qu'il me propose. Il en va de même lorsque l'on rentre dans l'imaginaire du partenaire de jeu dans l'espace théâtral. Tout est image et métaphore, je me laisse guider,dans son espace temps. Lorsque les mots ne sont plus distincts, j'écoute le son de la voix comme une musique et comme la musique il m'évoque alors des émotions, des sensations, des situations. Je me laisse pénétrer par les images. Rien ne m'interdit de demander confirmation de ce que je perçois auprès de la personne. Ainsi la sensibilité artistique qui permet de comprendre le monde autrement que par le mental me permet d'être directement en lien avec la personne: En fait il est question pour moi de me mettre en « accord » avec la personne, de m'accorder, comme en musique, à la gamme musicale adéquate, comme un musicien accorde son instrument. Si je me trompe ou si je “ne suis pas dedans”, la personne démente me le fait savoir immédiatement dans son attitude en désaccord. Il n'y a pas de demi-mesure.
On peut dire que ce travail de « jeu d'acteur » me fait ainsi percevoir l'autre en miroir. Et j'en deviens le miroir narcissique. En cet instant seule cette personne et ce ou ceux avec quoi ou qui elle inter-agit compte sous mon regard. Je deviens le regard de la mère pour qui seul existe l'enfant qu'elle observe et qu'elle accompagne dans ses gestes.
Il n'y a pas de protocole pour intervenir ainsi, et il ne peut y en avoir, car il est question d'une immersion de tout son être. Cela va de l'être à l'être. Un protocole impose de le suivre donc d'être dans la pensée pour le respecter et du coup la rencontre risque d'être loupée, car au lieu d'être avec qui on a en face de soi on est avec soi même ou avec celui qui a transmis le “comment faire”.
Il me semble qu'il serait plus judicieux « d'enseigner » comment accéder à la vérité de son être que de donner des “modes d'emplois”. Cela est comme pour la naissance, les mères suivent ce qu'on leur à dit qu'il fallait faire avec leur bébé, au lieu de faire ce que seule la relation à cet être unique lui prescrit. Ce qui a été rationalisé et définit comme une bonne marche à suivre n'est qu'une vérité précaire. Depuis des siècles nous n'avons cessés de démanteler d'anciennes croyances pour en imposer de nouvelles. Alors seul, peut-être, compte la justesse de ce qui se fait à l'instant. L'artiste est, dans son acte créateur, là et uniquement là. Et son œuvre reste vrai malgré les siècles qui passent.
Et à bien y réfléchir il n'y a de « non sens » dans la parole ou l'action du dément, que pour celui qui n'accorde de sens que là où il est le plus appauvris: soit dans les attitudes cognitivo-comportementalistes validées par leur conformités. (donc pauvres en métaphores et création). Celui qui ne s'autorise pas à rêver, ne voit pas la profondeur du rêve!
La démence serait-elle le pendant d'une société malade de rationalisme? Si tel est le cas, quelle ironie puisqu'on tente de la soigner à force d'ateliers mémoires basés sur le « maintient » des attitudes cognitivo-comportementalistes communes et conformes à la société.
Rosario ORENES MOULIN