


Terre à taire
Voilà quelques mois que mon nouveau lieu de travail me confronte au monde de la pathologie mentale : la psychiatrie.
Dépression profonde, passage à l'acte, pertes des repères, délires, quand l'hospitalisation devient une nécessité.
Elle est aussi le refuge, quand le trop plein de souffrance demande une pause, un recul.
C'est dans ce climat qu'il m'arrive de recevoir, dans mon atelier d'art-thérapie, des jeunes filles dont je ne connais que quelques lignes dans un dossier.
Que proposer à ces âmes souffrantes, quand les pinceaux sont impuissants, les couleurs fadent et les corps inaccessibles ?
L'argile ; que je choisi lisse et douce. Je la prépare souple, mais pas trop.
Et je la glisse sous leurs mains. Le contact se fait sans l'aide du regard, juste entre elle et elles.
Le souffle, peut-être ma voix, comme un soutien.
A chacune de ces rencontres dont je suis le témoin, je me sens bouleversée, aux prises entre le choc et l'émerveillement.
Choquée, éc?urée, je le suis par les dégâts causés par la violence, la cruauté que l'homme peut faire subir à un autre être humain, qui plus est, sa fille, sa s?ur, dans l'innocence et la malléabilité de son enfance.
Émerveillée, je peux l'être par l'intermédiaire de cette matière.
Égarées, avec tant de maux à dire, c'est cette terre qui les écoute.
Cette terre qui reçoit les mots du bout des doigts, ou qui se meut sous la torture.
Cette terre qui plie sous les coups, qui se laisse lacérer, mettre en pièces, jeter ou écraser contre les mûrs...
Elle accepte, offrant sa résistance et sa consistance à la libération, à l'énergie de la fureur. Défouloir intime, elle absorbe même les larmes, les cris, la déferlante des émotions, des sentiments noirs, trop longtemps contenus.
Soulagées, souvent fatiguées, alors elles repartent.
Tel un légiste, je suis chargée de la scène du crime, du lieu de la bataille.
Avec un certain contentement, je ramasse, je rassemble ces bouts de terre comme précieux représentants d'une colère enfin exprimée.
Cette terre, en la remerciant, je la panse, lui redonne forme, l'emballe et la laisse au repos. Je lui donne le temps de digérer. Ainsi pourra-t-elle à nouveau, offrir ses entrailles et préparer à d'autres deuils d'histoires misérables.
Céline JEANDENANT