Le Mouvement d'Art-Thérapeutes Logo horizontal

Documentation

le mat articles

INTERVIEW DE NICOLE LEMEN

INTERVIEW DE NICOLE LEMEN

Nicole Lemen est éducatrice spécialisée auprès d’enfants et d’adolescents depuis de nombreuses années. Elle s’est formée à l’art-thérapie à l’INECAT (Institut National d’Expression, de Création, d’Art et Thérapie) à Paris, avec Jean-Pierre Klein, de 2000 à 2004.

Elle anime depuis plus de 20 ans des ateliers d’expression et de création avec des enfants et des adolescents dans un SASEP (Service d’Action Sociale et Educative de Proximité) à la sauvegarde de l’Enfance de CHAMBERY (Savoie). Par ailleurs, depuis 4 ans, elle anime un atelier d’art-thérapie dans une association qui reçoit des femmes victimes de violences conjugales (SOS Femmes violence). Elle intervient également dans la formation des éducateurs spécialisés à l’IREIS (Institut Régional et Européen des Intervenants Sociaux) en proposant l’expérience du processus de la création.

Pouvez-vous nous présenter le cadre d’intervention des ateliers d’expression à la sauvegarde de l’enfance ?

Nicole Lemen :
Je reçois de manière séquentielle, deux fois par semaine, individuellement ou en petits groupes, 12 enfants et adolescents en fragilité familiale, sociale et scolaire dans le cadre d’une mesure éducative (SASEP). Cette mesure de prévention, permet d’accompagner, pendant une année, l’enfant et sa famille à un moment conflictuel de leur histoire, en apportant à chacun un soutien et une aide dans la résolution de la problématique. Des objectifs sont élaborés au départ entre les parents, l’enfant et le travailleur social.

L’atelier d’expression et de création est un des outils proposés. Il représente pour les enfants un lieu où ils peuvent se « poser », développer leurs compétences artistiques en jouant avec la matière, en expérimentant, en créant… C’est un espace de possible au sens où le définit D.W. Winnicott («Jeu et réalité : l’espace potentiel », Editions Gallimard, 1971). En développant leurs capacités à jouer, à imaginer, à rêver, ils retrouvent la place d’enfants qu’ils avaient perdue en étant souvent parentifiés. Ils retrouvent aussi un sentiment d’exister, une valorisation face à l’échec scolaire ou le manque d’attention portée sur eux dans la famille. Progressivement, et dans un temps qui appartient à chacun, ces séances d’atelier d’expression leur permettent de s’exprimer en créant et de restaurer une image positive d’eux même tout en développant leur imaginaire.

Que se passe t-il dans l’atelier ?

Nicole Lemen :
Dans cet espace de possibles, les enfants sont en quelque sorte les maîtres du jeu. Le lieu est conçu pour eux et je suis garante de ce qui s’y passe. Ils peuvent y trouver tout ce qui permet la création. Ils ont la possibilité de peindre, de construire des formes, des volumes, de faire du modelage en terre, de réaliser des installations avec des matériaux naturels… Ils peuvent aussi ne rien faire, regarder ce qui se passe autour d’eux en laissant émerger leur envie de créer.

Lorsque l’enfant entre dans l’atelier, je lui laisse le temps de découvrir ce lieu, d’aller à la rencontre des matériaux qui l’intéressent, de laisser voyager son regard. Ce temps d’apprivoisement est très important, car il place l’enfant dans une position d’acteur, de sujet…. Peu à peu, il se familiarise avec cet espace décalé, qui n’évoque pour lui, ni l’école, ni la famille. L’enfant rencontre une personne qui se situe avant tout en artiste et qui l’accompagne dans ses créations. De cette place, je prends le temps d’observer, de voir comment il entre, quelles émotions l’habitent. Et nous travaillons à partir de cela.

Certains enfants peuvent avoir besoin de plusieurs séances avant de s’autoriser à réaliser quelque chose, à oser toucher ou se tromper. Souvent je laisse ce temps se dérouler avant de faire une proposition. Dans certaines situations, j’invite à la création à partir de centres d’intérêts comme : réaliser son animal préféré, faire un masque, inventer une histoire en créant des marionnettes, faire une installation éphémère en apportant des matériaux ou objets choisis par l’enfant… Pour illustrer mon propos, je peux citer l’exemple, d’un enfant qui refusait de « travailler ». Il avait attendu six mois avant d’accepter de mettre une blouse pour ne pas se salir. Chaque semaine il arrivait très bien habillé, regardait d’un air détaché ce que les autres faisaient et, il refusait systématiquement ce que je proposais, prétextant qu’il n’était pas un enfant. Un jour, il arriva le visage très triste, le regard baissé. Je m’avançais vers lui et lui dit : « Tu n’as pas l’air en forme ce matin ? » Il me regarda et confirma mes propos. Je l’invitai alors à entrer dans l’atelier en lui disant : « Viens, sur l’étagère, j’ai une drôle de planche, c’est une planche à soucis. Je vais te la donner. Tu peux prendre un marteau et taper dessus tant que tu voudras ainsi, peut-être, que tes malheurs vont s’en aller ». Il s’exécuta en déployant une grande énergie. Au bout d’un long moment, il avait tapé si fort que la planche était complètement trouée. Il regarda à travers le trou et s’exclama : « C’est comme si j’avais défoncé une porte et qu’il y avait plein de prisonniers derrière ! ». Il était alors, détendu. Nous avons joué avec cette planche en réalisant plusieurs photos où on le voyait sourire à travers le trou, tirer la langue et faire des grimaces. Sa tristesse et sa colère l’avaient quitté. Cette proposition lui avait permis de décharger une violence contenue et lui permettait de trouver, maintenant, les mots pour exprimer un mal-être. Suite à cette séance, il accepta de mettre un tablier et de prendre une place dans l’atelier qu’il avait refusée jusque-là. Le même jour, il demanda à réaliser avec beaucoup d’application et de douceur, une planche de découverte sensorielle pour son petit frère dont il était extrêmement jaloux. Il trouvait, là encore, de lui-même, le moyen de transformer cette rivalité (et toute son ambivalence) dans une création avec une intention « réparatrice ».

Pour chaque enfant l’accompagnement est toujours singulier, celui-ci prend en compte l’enfant dans ce qu’il est et ce qu’il donne à voir au moment où il se trouve dans l’atelier. Il est important de laisser s’ouvrir une page blanche, une aventure à chaque séance, une vraie rencontre autour de la création. L’enfant peut créer seul avec un projet ou être accompagné dans sa production. De séances en séances, les enfants poursuivent leurs créations et ainsi s’inscrivent dans une continuité. Il me semble important là encore de les aider à dépasser des difficultés pour qu’ils apprennent à se faire confiance en allant au bout d’un projet, ce qui est nouveau pour eux, victimes d’un zapping incessant. L’atelier, en offrant une multiplicité de matériaux, cherche à favoriser l’expression des émotions et à décharger des tensions en amenant une détente corporelle. Par exemple, une petite fille restait très longtemps à malaxer la terre contenue dans une bassine, à chaque séance, tout en disant : « ça me calme, ça me fait du bien !… ». Je la laissais retrouver de cette manière la détente dont elle avait besoin, après la journée de classe, avant que ses mains puissent « organiser le chaos dans une création.

Le projet artistique d’un enfant peut être porté par le groupe, c’est aussi la fonction socialisante de l’atelier. Les enfants peuvent s’entre-aider. Pour les enfants qui sont en difficultés relationnelles, il est toujours très stimulant et riche qu’ils fassent cette expérience d’être soutenu. Lors des séances d’atelier, je réalise des photos des enfants en train de créer, quelques fois juste les mains et je montre ces photos régulièrement pour qu’ils se voient pleinement concentrés. Les œuvres produites appartiennent aux enfants. Ils peuvent les emporter en partant. Cependant, j’ai pu observer qu’ils choisissent de les laisser dans l’atelier en disant qu’elles seront protégées. Je conserve donc depuis toujours les œuvres laissées, j’archive, je photographie. Certains enfants reviennent des années plus tard pour « récupérer » des œuvres. Cela à été le cas en décembre 2010, à Noël, pour un jeune qui avait été accueilli dans l’atelier il y a 15 ans. Il est aujourd’hui père de deux enfants.

L’atelier utilise la création comme objet de lien social. J’invite souvent les enfants à faire des œuvres collectives et à participer à des projets sur la scène culturelle. Par exemple, ils participent avec leur classe à un projet artistique pour le Festival du Premier Roman à Chambéry. En 2010, les enfants ont peint des silhouettes en taille réelle et en position de lecteur : celles-ci ont été affichées dans la ville. L’œuvre collective visible par tous, permet aux enfants de l’atelier d’être à la fois valorisés dans leur classe en étant à l’initiative du projet et d’être présents par leur création dans l’espace public. Des projets intergénérationnels sont également développés, notamment avec les maisons de retraite. Ces occasions de rencontres vont bien au delà de la création car elles suscitent souvent chez les enfants des questions quant à leur histoire familiale et permettent parfois que des liens se restaurent.

Pouvez-vous nous présenter le cadre d’intervention de l’atelier d’art thérapie auprès des femmes victimes de violences conjugales ?

Nicole Lemen :
Il s’agit d’un atelier d’art-thérapie collectif, ouvert à un groupe de 5 ou 6 femmes. Il offre un espace et un temps pour chacune d’elles, à raison de 2 heures tous les 15 jours. Il est comme une parenthèse dans leur vie, comme une respiration au milieu de leurs histoires complexes. Il offre la possibilité de partager autour de la création. Dans l’atelier, ces femmes explorent leurs capacités à inventer des œuvres en retrouvant du plaisir. En s’autorisant à vivre une expérience comme celle-ci, quelque chose vient les surprendre.

Comment se déroule l’atelier ?

Nicole Lemen :
Même en présence d’un groupe, une attention est portée à chacune des femmes. L’accompagnement est toujours singulier. Il prend en compte la personnalité, l’implication et les manifestations de résistances de chacune. Je propose un rituel au début des séances pour favoriser la détente et la présence à soi (massage des mains, exploration tactiles de matériaux : sables, galets…). Les dix premières minutes permettent aussi un lien avec la dernière séance. Puis, j’accompagne individuellement dans les créations en cours. Dans les séances, sont proposées de nombreuses techniques : la peinture, le modelage, le mandala, des installations éphémères collectives… Les choix sont faits tantôt sur proposition du groupe, tantôt individuellement. A la fin de l’atelier, j’invite le groupe à découvrir l’ensemble des œuvres, dans le respect de chacune et sans jugement. Je n’instaure pas un temps de parole sur les productions. Si des mots viennent, des émotions, je les accueille et accompagne en ramenant à la création. Par ailleurs ces femmes participent à un groupe de parole avec une psychologue. Dans l’atelier, il s’agit de « travailler » l’expression plastique et la rencontre avec la matière. En tant qu’art-thérapeute j’accompagne les phases du processus de création. J’invite les participantes à exprimer leur sensibilité, à oser des formes nouvelles, à prendre des risques, à aller sur des chemins inconnus et à observer ce que cela produit, et comment l’œuvre se transforme ou évolue. Lorsqu’il y a une difficulté vécue dans la création, je propose d’introduire du jeu, de la mobilité, du mouvement, avec l’idée qu’ « il n’y a pas de drame » en peinture. Je me souviens d’une participante qui voyait une « une cicatrice » au milieu de son travail, ce qui correspondait à sa problématique. Je lui ai proposé de jouer de manière picturale avec cette forme. Un des objectifs de cet espace-temps, est de permettre de vivre l’expérience d’un moment de douceur poétique. Je cherche à éveiller la curiosité artistique en proposant également des visites d’expositions, en parlant d’art, en montrant des ouvrages. L’idée sous-jacente est d’ouvrir le regard, de se relier au monde de l’art, de rompre avec une forme d’isolement. L’atelier d’art-thérapie a suscité chez ces femmes une dynamique qui dépasse aujourd’hui, le cadre même de l’atelier. Les participantes ont imaginé des rencontres entre elles qu’elles nomment le « café thérapie », la « bouffe thérapie » … Elles se sont saisies de cette force de vie retrouvée pour poursuivre ces moments de « re-construction ».

Quel bilan faites-vous de chacune des expériences ?

Nicole Lemen :
J’ai toujours été surprise par la capacité des enfants et aussi des adultes à s’émerveiller lorsqu’ils découvrent qu’ils peuvent créer : « Je n’avais jamais imaginé que j’étais capable de faire ça !», ou encore « Il faut faire des photos pour montrer à mes enfants, car ils ne croiront jamais que c’est moi qui ai fait ça toute seule ! ». Et avec eux j’ai gardé cette capacité à me laisser surprendre. L’art ouvre l’être à une part de lui-même qui lui permet de se dire de manière authentique ce qui provoque une belle émotion à chaque fois. Je fais référence à l’ouvrage de Henry Maldiney « L’art, l’éclair de l’être » (Editions Comp’Act, Collection Scalène). Pour moi, chaque rencontre engage dans une ouverture à l’autre à partir du média de la création.

En art-thérapie, il s’agit de travailler avec le processus de la création. Dans ma pratique, je guide la personne sur ce chemin en l’aidant à dépasser des résistances pour retrouver ce qui sommeille en elle de vivant et qui ne demande qu’à s’exprimer. Je me mets avec elle au « travail ». J’avance avec mes intuitions sur le chemin sans cesse recommencé de la création, avec des allers-retours permanents allant du connu vers l’inconnu. Je suis un « passeur » pour les personnes que j’accompagne tout en étant reliée à la dimension universelle de l’art.

Mon rôle est d’accompagner la remise en mouvement de la personne, de l‘aider à ré-ouvrir des portes, à réactiver ce qui a été endormi du côté de l’imaginaire. La création aide à se reconnecter aux émotions, à soi, par la matière, les couleurs…

Je suis également « garant » d’un dispositif où la personne fera son propre chemin. Tout cela exige une formation solide et une supervision régulière de la pratique.

Aussi, il me semble important que l’art thérapeute ait une connaissance de l’histoire de l’art et des artistes, des différents courants artistiques, de l’art brut à travers le monde, de l’art singulier, de l’art africain des phénomènes sociaux, de la psychologie,… On ne peut pas accompagner des enfants et des adultes en art-thérapie si on ne s’intéresse pas à cela et si on ne se confronte pas soi- même à la création.

Je propose à Nicole LE MEN de se poser une question :

Nicole Lemen : « Est-ce que je fais de l’art thérapie ? »
L’art-thérapie se préoccupe de la personne. Elle n’est pas un projet sur elle, mais un projet avec elle à partir de ce qu’elle porte en elle comme désir de changement positif. J’ai accompagné, de cette manière, beaucoup d’enfants, d’adolescents et d’adultes dans la création. Je les ai regardés se mettre en mouvement à partir de la transformation de leurs créations, parfois dans un lent processus de symbolisation. J’ai aussi souvent constaté que lorsqu’une personne modifie son geste, son rapport à l’espace, à la matière, qu’elle se détend, elle modifie, bien au-delà, son rapport à l’autre et au monde.

L’« art-thérapie » est la rencontre avec l’art. L’INECAT s’intéresse au concept d’« art et transformation ». Pour ma part, le « et » est important, il relie les deux mots qui « œuvrent » en symbiose. Dans ma pratique, je travaille avec le support de l’« art », la thérapie est « l’affaire » de la personne qui s’engage dans un processus de transformation d’elle-même. L’art procure le sentiment de l’existence et ouvre la voie de la transformation, du changement pour la personne. Dans ma pratique l’art vient prendre la place du langage verbal souvent empêché chez les enfants et les adultes d’ailleurs. J’attache de l’importance à laisser la place à la poésie, à la capacité à rêver. Jacques Stitelmann parle de « poïétique » (Jacques Stitelmann : « Au-delà de l’image », Editions les Deux Continents, 2002).

En quelque sorte, je sollicite « les muscles de l’imaginaire ». Dans les situations extrêmes, comme dans les guerres et les camps, ceux qui avaient la capacité à imaginer, à rêver d’un ailleurs, supportaient l’insupportable, transcendaient l’horreur, ce que Cyrulnick définie par le concept de la « résilience » : (Boris Cyrulnik : « Un merveilleux malheur », Editions Odile Jacob, 1999)

Dans notre société actuelle, tournée vers l’individualisme, l’égocentrisme, le virtuel, il apparait vital de faire acte de résistance en cultivant la poésie, la rêverie et en exerçant sans cesse par la création, sous toutes ses formes, les muscles de notre imaginaire. »

Propos recueillis par Coralie Amstad

Arrière plan jaune
Arrière plan bleu