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On leur a même acheté des trottinettes !

On leur a même acheté des trottinettes !

Mars 2017. Je rends une visite mensuelle à ma mère qui vit dans une cité HLM parisienne. Elle me donne quelques nouvelles du voisinage. Le centre d’hébergement d’urgence qui jouxte l’immeuble où elle habite occupe toujours de nombreuses conversations. Ma mère me fait notamment part de la remarque d’une de ses voisines.

La voisine : Tu as vu les enfants du centre dans la rue ?

Ma mère : … (silence)

La voisine : Ils ont tous les mêmes trottinettes !

Ma mère : … (silence)

La voisine : Non mais, tu te rends compte, on leur a même acheté des trottinettes !

Dans ma bouche et ma voix, avec l’intonation de mes valeurs et sentiments, cette phrase aurait sonné autrement. Elle aurait fleuré bon la joie et l’engouement. « Génial ! On a offert des trottinettes aux enfants du centre. Ils vont pouvoir jouer ! ». Mais dans la bouche de cette voisine, la phrase pue le reproche et la rancoeur. « Tu te rends compte ! On leur a acheté des trottinettes ! Avec de l’argent public, peut-être même notre argent. Déjà qu’ils font plein de bruit et plein d’enfants, qu’ils salissent la rue, qu’ils occupent notre espace… En plus, on leur achète des trottinettes ! »

Je pense à ces enfants du centre d’hébergement d’urgence. D’où viennent-ils ? Qu’ont-ils vécu ?

J’imagine la peur, la fatigue, le trop froid ou le trop chaud, la marche, l’attente, les pleurs, la soif, la faim, la maladie… J’imagine le manque, la violence, la guerre, la mort, l’abandon, la fuite, l’exil, le parcage, les obstacles liquides et solides de la route…

Quel répit pour ces petits frères en humanité ? Même pas le répit d’un tour insouciant en trottinette ?

Les larmes me viennent, ma gorge se noue, mes poings se serrent. Lutter pour ne pas que ma colère se transforme en haine. Sublimer ma révolte en quelque chose de beau. Ne pas rejoindre la cohorte de ceux et celles que la détestation étouffe et déshumanise. C’est sûr, le chemin de la haine est plus facile à prendre, mais je préfère les sentiers, plus camouflés et chaotiques, de l’ouverture, de l’accueil, de l’écoute, de l’empathie…

Le lendemain, j’accompagne ma mère dans le parc qui fait face aux fenêtres de son logement. Nous allons observer les manifestations du printemps. Ici, les perce-neige sont sur la fin mais les jonquilles sont éclatantes. Là, les talus sont piquetés de rosettes d’orchidées sauvages qui font leur vie en ville. Là encore, les peupliers égaient le ciel bleu de leurs chatons rougeoyants. Mésanges charbonnières, pinsons des arbres, pouillots véloces, rouges-gorges chantent à tue-tête, s’en donnent à cœur joie. Le printemps s’offre à tous et toutes, inconditionnellement.

Les humains ne sont pas en reste. La douceur du printemps naissant leur a fait quitter leur logement et pointer le nez dehors. Ça joue au foot, au tennis, au basket. Ça marche, ça court, ça roule. Ça discute assis sur des bancs ou des pelouses. Ça chuchote ou ça crie. Ça rit, ça vit et ça sourit. Marée humaine en (r)éveil ! Et, au milieu, un flot de trottinettes continu. Petits et grands, d’ici ou d’ailleurs, tous les enfants quasiment (voire les adultes) patinent et trottinent dans les allées du parc. La trottinette est à la mode, plus que jamais.

Alors que nous allons quitter le parc et nous en retourner, j’observe un homme. Il progresse avec une béquille car il souffre d’un handicap à la jambe qui l’empêche de marcher aisément. De l’autre main, il guide et soutient son tout petit garçon en… trottinette ! Celle-ci heurte un caillou et le garçonnet manque de tomber. Son père, claudiquant, a juste le temps d’attraper son fils par la capuche pour éviter la chute. Je ne peux m’empêcher de m’adresser à l’homme, en toute amitié : « Eh ben dis donc, heureusement que la capuche était là ! » L’homme acquiesce par un sourire simple mais universel. Père et fils quittent le parc. Ma mère et moi prenons le même chemin. Près de l’immeuble de ma mère, le père et le bout de chou sont là : ils entrent dans le centre d’hébergement d’urgence.

Je pense : « Tu te rends compte, on leur a même acheté des trottinettes ! ». Et sur mon visage se dessine un sourire, simple mais universel.

Juliette Cheriki-Nort

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