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LE FIL DU MONDE DE MME A.

LE FIL DU MONDE DE MME A.

Madame A me perd. Je chute, je n’ai rien pour m’accrocher. Il y a tout d’abord un collage, comme une marine, réalisé à l’occasion d’un atelier ponctuel lors d’un programme d’éducation thérapeutique. Elle y est dirigée et cela semble lui convenir. Puis il y a mes coups d’épée dans l’eau pour tenter de me frayer un chemin, « entrer dans son monde », me laisser entrevoir une rêverie, le chemin de sa créativité. Engagée dans un processus art-thérapeutique à mes côtés, je la redirige un temps vers le collage puisqu’elle n’y était pas trop en prise avec les démons de ses handicaps cognitifs. Mais elle s’emballe, elle me confronte. Il y a sa litanie anxieuse et agressive « ça ne me parle pas », « pour moi ça ne veut rien dire », « ça n’a pas de sens ». Sa nervosité se manifeste jusque dans le bout de ses doigts. Elle devient opposition massive.

Je propose à Mme A une séance individuelle. Commencent alors les séances avec l’argile. Lors de la première séance de cette série, je l’invite à travailler les yeux fermés, elle accepte. Les mains tremblantes, elle aplatit la matière jusqu’aux limites, elle se fissure et se rompt par endroits. La terre sèche. Devant cette finesse je tente une proposition : faites l’inverse Mme A. Alors qu’elle était à l’aise et apaisée je la perçois à nouveau perdue, elle essaie de répondre à la consigne mais en semble incapable. Je comprends que je n’ai pas utilisé le bon mot. Je propose alors «  le contraire ». Elle repart dans un travail. Cette fois, elle prend la terre dans la paume des mains et non plus du bout des doigts. Ses gestes sont totalement différents, elle étire la forme qu’elle pose le long de l’ovale de la table sur laquelle nous travaillons. Je vois un serpent, une colonne vertébrale puis une courbe. Elle parle d’une corde. Je lui demande comment ses deux travaux pourraient être disposés sur la table. Elle referme alors les deux bouts de la corde, ce qui forme un cercle. Elle associe avec le cercle humain, la table, le repas tous ensemble. Je lui propose enfin ce qui pourrait être un troisième travail : la suite. Elle aplatit à nouveau très finement la matière, qui se rompt un peu moins cette fois. Sur le support en bois, elle me montre un petit bourrelet d’argile fin et me dit « ça, c’est l’eau ». Elle en fait d’autres dans la terre et les renforce. Ils deviennent les contours de sillons qu’elle creuse dans l’argile. Elle fait alors un réseau de passage pour le liquide, elle ajoute de l’eau dans les espaces qui sont faits pour en contenir et s’applique à vérifier que le trajet de l’eau peut circuler.

La séance touche à sa fin.

Je lui propose d’ouvrir au hasard une page du livre L’eau et les rêves, essai sur l’imagination de la matière de Gaston Bachelard. Elle tombe sur la tête de chapitre : Les eaux profondes – Les eaux dormantes – Les eaux mortes « L’eau lourde » dans la rêverie d’Egar Poe. Je lui lis le premier paragraphe et nous nous quittons.

Dans ses travaux précédents, l’élément eau est déjà apparu à plusieurs reprises, ainsi que la montagne. L’eau est présentée par Mme A comme un élément ressource. Mais face à son opposition, je ne savais comment m’en saisir pour l’accompagner sur son chemin créatif et de transformation. Après cette séance avec l’argile, c’est l’image du sillon, du chemin, voire du fil qui se dévoile à mes yeux. En effet, le fil nous relie à la séance précédente, une séance « Chaos » : rien ne prenait forme mais tous les éléments de la dramaturgie de Mme A m’y semblaient réunis. Pendant cette séance, elle s’empare d’une bande de tissu bleu clair, de laquelle de longs et fins fils blancs virevoltent de la trame. Elle reprend régulièrement le bout de tissu pendant le temps de la séance, ne sachant qu’en faire mais ne voulant le laisser. Pour ma part, tout en étant dans le tourment tout comme elle, j’ai tout de même l’intuition d’une « rencontre » importante avec ce tissu. Mme A aurait-elle fait intervenir involontairement un « Deus Ex Machina », terme emprunté au théâtre grec pour désigner « le personnage ou l’élément dont l’intervention peu vraissemblable apporte un dénouement inespéré à une situation sans issue ou tragique »[1] et dont nous parle Henri Saigre dans son dernier ouvrage « Les Ephémères »[2]. Pour le moins, il y a eu un avant et un après ce tissu.

« Vous voyez ça, ça a du sens, c’est palpable » me dit Mme A après sa première séance avec l’argile.

La matière terre nous a ouvert au « fil de l’eau », à l’imaginaire de Mme A, tout en douceur. Pour la première fois elle se saisit pleinement de ce qui s’est passé dans la séance, elle est apaisée, et moi aussi.

Les semaines suivantes elle poursuivra un travail intense avec l’argile où l’eau qui se fraie un passage sera à l’œuvre, alors que ses formes d’argile se renforcent, prennent de la consistance et se régénèrent.

Mme A s’apaise alors durablement. Elle semble retrouver des repères spatio-temporels et reprendre de l’aplomb. Et pour conclure j’aimerais relier ce processus présenté, à des mots d’Henri Maldiney dans une interview[3] :

« …A travers les éboulis secs, il y a le torrent, puis les premières plantes, le trèfle blanc ou le génépi… L’eau qui vient de là est l’opposition, la libération aquatique de la terre qui, au lieu de rester prise dans un instant immobile, donne lieu à un courant, à un déplacement, à la quête d’une issue. »

Audrey ERPELDING

[1] Définition du Petit Robert.

[2] Saigre Henri, Les Ephémères, Editions L’Harmattant, 2014.

[3] Maldiney Henri et al., « Rencontre avec Henri Maldiney : L’eau, la terre, l’air, le feu », in Thierry Paquot et Chris Younès La Découverte « Armillaire », 2002, P11-26.

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